70.
CE SOIR JE M'EN VAIS [Jacqueline Taïeb]
Le
dernier jour arriva comme il arrive toujours, impossible à respirer
car rogné, déjà, par l'appétit féroce d'une nostalgie
prématurée...
Londres
pleuvait de tout son ciel, pendant que mon cœur trop gros essayait
de conserver le rythme au milieu de ses brouillards intimes. En cette
fin des années soixante-dix, elle n'était peut-être plus la
capitale de tous les fantasmes, mais ses parfums demeuraient
suffisamment capiteux pour faire virer les sangs des fameuses âmes
sensibles.
Je
me souviens de chaque vêtement, disque ou poster acheté, ce
jour-là, pour moi ou mes amis, et qui firent fondre mon budget en
moins de temps qu'il n'en fallait à Johnny Ramone pour ânonner ses :
« One, two, three, four » mais, aujourd'hui, j'entends une chanson
qui recouvre tous mes souvenirs – même si je ne connaissais pas
encore ce titre à l'époque, et que je ne laissais aucune petite
Anglaise éperdue sous la brume.
Ce
soir je m'en vais par Jacqueline Taïeb : il m'est impossible de
compter le nombre de victimes que j'ai pu torturer en leur jouant ce
chef-d’œuvre en boucle.
Ce
soir je m'en vais... Hélas, il est fini... Le beau voyage à
Londres... Je sens mon cœur si lourd... J'ai envie de pleurer... Et
je ne peux pas croire... Que maintenant je dois m'en aller...
Pour se venger, d'aucuns n'hésitaient pas à prononcer les vilains mots :
« variété » ou «
bluette » sur cette merveille que je considérais comme un blues
gothique ! (Il s'agit davantage d'un point de pudeur que d'un point
d'exclamation.)
Quelques
souvenirs de plus... Et le nom de quelques rues... Les derniers
disques parus...
Même
la tête plongée dans le jus, ce n'est pas donné à tout le monde
d'apprécier les romances et les drames de l'adolescence. Ils ne
pouvaient pas le savoir et je l'ignorais également mais, d'ici
quelques milliers d'heures, le plus grand nombre allait manger dans
la main du premier Big Brother venu et d'une façon que le bougre
n'aurait osé espérer. Je ne sais comment ils allaient s'y prendre
pour devenir aussi vieux et si vite. Ils font tellement honte aux
gamins qu'il furent et me feraient peut-être pitiés s'ils
n'empuantaient tant l'univers de leurs pets foireux.
Comment
auraient-ils pu s'émouvoir de la poésie de Jacqueline Taïeb, eux
qui seraient si prompts à oublier leur premier séjour linguistique
comme le prénom de cette charmante petite rouquine et qui ne vont
plus à Londres qu'en périodes de soldes ? Ils n'éprouvent nulle
misère quand ils se mirent devant la glace, puisqu'ils se sont
oubliés au milieu des vieillesses. Un dimanche plus maussade qu'on
ne saurait dire, ils revendirent leur collection de disques vinyles
dans un vide-grenier, sans un regret, sans une émotion particulière,
sans rien du tout – et pas pour de l'argent, mais juste pour faire
de la place pour leur canapé en croûte de buffle retournée, sur
lequel ils regarderont Céline Fion s’épancher devant un Michel
Bunker tout ému ! Désormais, ils ne possèdent plus qu'une
cinquantaine de cd's (qu'ils écoutent rarement sur une mini chaîne),
dont une grosse moitié ferait hurler l'adolescent qu'ils furent
s'ils ne l'avaient profondément enterré au fond du jardin (tout au
fond) à côté d'un vieux chat, d'un blouson de cuir et d'une paire
de bottines en daim bleu... Le 31 mars 1996 (un exemple entre mille),
ils sont allés voir Alain Chonchon (l'homme qui est persuadé que
Nico et Jim Morrison formait le couple idéal des sixties
!) au bordel culturel de leur patelin, ayant oublié qu'ils avaient
pleuré en écoutant The
Fire of love (acheté
à Portobello Market) pour
la première fois, ayant oublié jusqu'au nom de Jeffrey Lee Pierce,
oubliant qu'ils auraient du pleurer toute la journée encore (pas de
leur faute, il n'y avait rien dans le Figaro Magazine)...
Si
vous les croisez, ce que je ne vous souhaite pas, ne leur parlez
jamais de Ce soir je
m'en vais, ils
riraient encore, d'un autre rire... Ils vous traiterez sans doute
d'adolescent attardé... Oui, sur certaines très jolies filles,
quelques individus de goût aiment s'attarder longtemps... Voilà que
j'entends Big Ben qui sonnent dans la nuit électrique pendant qu'ils
racontent combien leur bagnole dépense de litres au cent... Et
j'entends les pas de Jacqueline qui résonnent sur le quai pendant
qu'ils épluchent leur compte en banque une énième fois... Et je
partirai, vampire aux éternels quinze ans, un pieu planté dans le
cœur, mais les yeux rivés vers la Tamise et les oreilles
bourdonnantes de guitares volubiles...
Oh,
ce soir je m'en vais !
16 commentaires:
Bravo!!!
Yo Jimmy.
C'est vrai, ça peut paraître étonnant mais il y a plein de gens qui avec l'âge cessent d'être des adolescents. Je ne sais pas comment ils font mais j'espère que ça leur convient. Nous on va continuer comme ça hein ...
Petite précision toutefois, au risque de me tromper : Joey n'avait pas accès au ''One, Two, Three, Four'' (il n'avait pas accès à grand-chose d'ailleurs...) Il me semble bien que c'était chasse gardée de Johnny, parfois accordée parcimonieusement à DeeDee.
Hello Lyoko,
Merci!!!
Hi Everett,
Le problème, ce n'est pas de savoir si ça leur convient; le problème, c'est qu'ils ont une forte tendance à tout polluer!
Merci pour la petite précision, j'ai corriger mon impardonnable erreur! Voilà ce qui arrive quand je m'énerve tout seul!
Pour ta peine, le post de demain sera un spécial Everett: j'ai fait ce que j'ai pu après seulement trois écoutes et j'espère ne pas avoir été trop mauvais...
Et bien, je suis obligé de poster sur ce coup. Je t'en ai reparlé il n'y a pas longtemps de la Miss Jacqueline. Elle était dans ton juke box et si je devais garder une chanson de chaque juke box,c'est celle que je garderai du tien, et c'est vrai que ce n'était pas couru d'avance.
J'ai quand même envie de réagir à ta vision de ces gens là qui donnent à manger à Big Brother. Malgré la gêne occasionnée, je pense qu'il ne faut pas trop s'épancher sur eux car la punition peut être terrible, on peut devenir comme eux, à notre manière, mais comme eux.
Moi je dis ça, mais je n'ai pas de leçon à donner, je suis du genre frontal et je leur vomis à la gueule. Histoire de bien marquer la différence.
Les émotions sont très fortes et palpables dans cet épisode... mais laissons-les vivre comme ils le souhaitent et occupons-nous, mes biens chers frères, mes bien chères soeurs, à nous faire du bien !
Hello Funkyrocky,
Jacqueline se devait d'être dans mon "Jukebox" et ça me fait plaisir que tu t'en souviennes.
Ceux qui ont abandonné la partie sont comme les drogués repentis, y'a pas de pire espèce!
Hi Arewenotmen?,
J'avais envie d'amener cette sorte de violence pour illustrer ma détresse à quitter Londres... C'est parfois difficile de continuer à se faire du bien quand tu es entouré d'êtres qui te polluent...
C'est bien écrit et je m'en veux de mon commentaire qui va à rebrousse poil; Je ne crois pas à la notion d'adolescence comme formant un groupe social et mental particulier. C'est une invention du marketing. Ado j'ai croisé des ado cons. J'ai probablement était perçu comme un ado con aux yeux d'autres. J'ai changé mais je ressemble davantage à l'ado que j'étais que n'importe quel ado d'aujourd'hui.
Tiens, je parie que un ado qui a été sincèrement amoureux de Jeffrey, aujourd'hui ne le reniera pas.
Désolé, c'est mon individualisme forcené qui me fait réagir aux généralités.
Juste dommage que Jimmy ait quitté un Londres aussi triste, quitter un lieu baigné serre davantage le coeur mais apporte une belle allégresse pour vivre la suite!!
Le sujet n'est pas l'adolescence en soi, mais le renoncement à la passion. Je ne pense pas avoir fricoté avec des généralités, j'ai juste évoqué: "le plus grand nombre". J'ai voulu évoquer ces gamins pour lesquels la musique était si importante et qui ont presque tout oublié en vieillissant...
salut Jimmy, voici une petite info inintéressante:
John Cale and Patti Smith will perform together at The Cartier Foundation in Paris on October 23.
http://werksman.blogspot.fr/search/label/John%20Cale
Oui, oui, c'est bien ce que j'avais compris. Et dans ce grand nombre tu as ceux qui se passionnaient pour les artistes qu'ils écoutaient, d'autres pour le mode de vie attaché, d'autres pour danser, d'autres pour se mettre à créer, d'autres pour faire comme les autres, pour les textes etc...
J'en discutais avec mon fiston qi me faisait remarquer que cette engouement pour la musique se cantonnait sur peu d'années en fait.
Et déjà dans les années 70/80 les loisirs prenaient une grande place pour la plupart de ces gamins. Aujourd'hui les jeux vidéo ont pris cette place, comme un "art" plus complet, plus interactifs qui retrouvent le plaisir de se réunir - pas forcément virtuellement - pour échanger discuter, polémiquer sur tel ou tel créateur etc...
Pour revenir à ton feuilleton, c'est ici en ça qu'il trouve un fort écho, car il redonne à la musique son décor: rencontres, voyages, postures, idée et c'est ça que je souhaite maintenir avec difficulté, les blogs étant un moyen de +.
Ceci dit je parle de nostalgie du souvenir, je n'échangerai contre rien mon présent.
Hello Lyoko,
Merci, je vais aller jeter un œil.
Hi Devant,
De toute façon, on n'a pas encore inventé la machine à remonter le temps!
Pour ce qui concerne les jeux vidéos, ça ne reste que des jeux et j'ai donc du mal à comprendre qu'on puisse les préférer à la musique, la littérature, la peinture ou même le sport...
@Jimmy
De cette incompréhension, que je partageais, je découvrais moi aussi la place du père qui ne comprend pas son fiston.
Mais il m'a expliqué.
ce sont des jeux comme mon père disait que "ma" musique c'était du divertissement au mieux, du bruit au pire.
De nombreux jeux peuvent être comparer à une suite Opéra, Théâtre, Cinéma: Tu y retrouves des points communs: scénarios, graphismes, musique (Une chaîne de TV se consacre qu'à ces musiques)
S'y ajoute de nouvelles notions: interactivité, fluidité.
beaucoup d'intervenant mais une réalisation.
Mon fils et ses copains peuvent passer des heures - boisson à l'appui - pour évoquer ces sujets, comparer les talents etc...
L'abandon du récit "linéaire" au profit du multichoix...
Tout ça mérite qu'on se pose la question sur la place de ce type de projet dans le monde de l'art.
Hello Projectobject,
Merci pour le cadeau en attendant un album de Ghédalia...
Hi Devant,
Tu dois avoir raison même si j'ai encore du mal à accepter que cela puisse ressembler à des "œuvres"...
Je comprends tout à fait ce qu'évoque ce très beau passage de ton feuilleton. Pour lma part, jepense que ces personnages ne comprenaient pas vraiment la musique qu'ils écoutaient.
J'ai souvent eu du mal à comprendre qu'on puisse écouter de la musique "comme ça". Certains passent leur temps à en écouter, ils apprécient de bonnes choses, mais tout glisse au final. Ils n'ont aucune envie de savoir le qui quoi comment de cette musique.
Quant au sentiment d'ado, je suis partagée. Je n'ai peut-être jamais été assez "adolescente" pour partager complètement ta nostalgie ou ton rejet de ces personnes. Pourtant, quand il me regarde avec mes piles de CD (ou quand ils apprennent que je télécharge (dans leur bouche ce mot est tabou) de la musique, oui, je sais qu'ils me regardent bizarrement.
Mais pour ma part, je ne cherche pas être fidèle à l'ado que j'ai pu être (d'abord parce que certaines musiques me touchent différemment aujourd’hui et que je n'ai pas honte de m'être trompée) et puis, quand je vois un homme de 60 ans avec l'uniforme punk qui en parait 20 ans de plus, je me dis qu'à vouloir rester fidèle à ses idéaux d'alors, on finit mal...
Pour finir sur ton texte, on sent ici et là des éléments plus autobiographique que dan les autres chapitres, je me trompe?
Pour Jacqueline Taieb, je ne connais quelques chansons (que même mes enfants adorent) donc si tu avais un jour l'envie de combler mon ignorance...
Hello Audrey,
Merci d'avoir pris le temps de ce magnifique commentaire. En fait, plus qu'une nostalgie ou même un abandon, ici, j'ai voulu exprimer le manque de passion. Je le sens autour de moi, partout, j'ai l'impression que beaucoup de gens avancent sans se soucier de rechercher de l'émotion, et ils me bouffent mon oxygène! Je posterai bientôt la compile de Jacqueline.
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