jeudi 2 juillet 2015

Pour la beauté du geste (feuilleton électrique) par Jimmy Jimi # 91


91. KNIGHT NIGHT [TANIT]

   L'antre de Monsieur Toboso ne contenait pas le moindre disque et, pourtant, on y entendait un improbable boucan : le cri aigu des étagères qui pliaient sous le poids des lourds volumes et les suppliques désespérées du planché se creusant chaque jour un peu plus à cause des piles chancelantes qui grimpaient jusqu'au plafond ! Seuls un lit minuscule, une petite table et un tabouret étaient parvenus à se glisser dans ce décor qui ressemblait davantage à une bibliothèque en fouillis qu'à un véritable appartement. La table miniature lui servait aussi bien pour manger que pour écrire car mon vieux professeur, depuis plus de quarante années, s'escrimait à écrire et réécrire le même roman dont il n'était jamais satisfait.
   « Comment ont-ils fait ces salopards de Proust, Céline, Dostoïevski ; ils étaient combien dans leur satané ciboulot ? Ça ne leur suffisait pas de nous humilier avec un chef-d’œuvre, il fallait qu'ils les multiplient, les dégueulasses – et faut voir un peu les pavés, moi qui peine tant sur mes cent-vingt maigrichonnes pages de malheur ! »
   Souvent, en fin de journée, il se mettait à injurier ses héros. J'éprouvais, alors, les pires difficultés à le ramener vers les révisions du bac.
   « Ah, oui, le bachot... Où en étions-nous restés déjà : Hugo, Voltaire, La Fontaine ? Un sacré encore, celui-là, a-t-on jamais mieux fait chanter notre lourde langue ? J'échangerais sur le champ toute ma foutue paperasse contre une seule morale des fables de ce saligaud ! »
   Et ça repartait pour une heure d'imprécations ! Ensuite de quoi, il me donnait ses pages à comparer aux plus grandes œuvres (il connaissait des milliers de passages par cœur) avant de hurler que s'il n'y arrivait pas avant Noël, il brûlerait tout (je n'osais imaginer combien de fois le malheureux avait du répéter ce terrible mensonge).

   Pour me porter chance, je sifflotai Good morning little schoolgirl sur le chemin du lycée en pensant à ma première rencontre avec Olympia.
   « Racontez-moi donc l'influence de Sleepy John Estes sur Sonny Boy Williamason premier du nom, puis celle de ce dernier sur l’œuvre de Muddy Waters, et vous finirez tranquillement en m'expliquant l'origine du nom des Rolling Stones avec le rapport à l'Afrique et aux esclaves. »
   L'affaire fut presque moins compliquée avec les voyages dans la poésie de Baudelaire à l'orale et la condamnation de la peine de mort par Victor Hugo à l'écrit : deux sujets qui me passionnaient.
   J'obtins des notes suffisamment bonnes pour me laisser espérer qu'elles rattraperaient ma nullité en maths.
   Pour me féliciter, Monsieur Toboso m'offrit une magnifique édition « du Grand Livre, le roman des romans, avec le personnage le plus extraordinaire jamais créé par un être humain : les aventures du Chevalier à la Triste Figure : Don Quichotte en personne ! »

   Aujourd'hui, c'est tout ce qu'il me reste de lui avec la première phrase de sa « misérable plaquette » recopiée sur un papier buvard : « Je bois de l'encre en cherchant l'inspiration dans les soupirs de la lune. » Cinq années après le bac, au lendemain de Noël, Monsieur Toboso disparut dans l'incendie de son appartement.

 

10 commentaires:

Keith Michards a dit…

Belle et triste histoire. Ce monsieur Toboso est une personne que j'aurais aimé rencontrer.
Par contre le plus extraordinaire personnage jamais créé par un être humain reste Pervers Pépère, na !!!!!
À force de plancher sur ton histoire, le planché finit par prendre une drôle de figure !!!!! :-°
Ciao !

DevantF a dit…

pendant un moment je me sentais perdu, comme avoir loupé un épisode... J'ai relu et j'ai supposé que la phrase au présent est loin derrière l'histoire du groupe. Sinon cela faisait comme une petite nouvelle, toute seule, toute mignonne et sa conclusion toute triste. Comme une parenthèse alors?

Jimmy Jimi a dit…

Hello Keith,
En commençant le chapitre, j'ignorais totalement que j'allais tuer ce pauvre homme à la fin, mais une phrase en entraînant une autre...

Hi Devant,
En fait, ce personnage a été annoncé il y a deux chapitres; j'y suis juste revenu en temps voulu. De quelle phrase au présent parles-tu?
Ce n'est pas une parenthèse, c'est simplement que le narrateur ne vie pas toute la journée dans le groupe. Il m'arrive donc de braquer le projecteur sur d'autres lieux et d'autres personnages. C'est comme dans la vie, quoi, on mène tous plusieurs histoire en même temps.

Audrey a dit…

Etrange ce chapitre qui s'attarde autant sur un personnage à part. Tu arrives qui plus est à lui donner une vraie personnalité. J'ai également beaucoup aimé les sujets qu'imaginait Jimmy... :) C'est vrai, quoi, à quand une évaluation de la culture rock au BAC (ou au moins en option au lieu du latin!)

Jimmy Jimi a dit…

En m'attardant sur ce personnage, je règle le passage bac. J'avais déjà fait l'oral du Bepc, il fallait que je trouve une autre issue.

Everett W. Gilles a dit…

Yo.
Alors ça ... moi à l'oral du Bac j'ai eu droit à m'exprimer sur ''A Une Passante'', qui plus est face à une examinatrice au charme carrément intimidant.
Bon, j'ai eu l'été pour m'en remettre, on était en '77 !

Anonyme a dit…

les livres qui font du bruit c'est très joli on dirait du Pratchett, le mec qui écrit un livre à l'infini ça fait penser à l'écrivain toujours sur sa première phrase depuis des années dans la peste de ce bon vieil Albert, la poésie baudelairienne et le rock y'a que ça de vrai, un sujet de dissertation comme celui que tu proposes c'est impossible... à moins de vouloir faire face à une pétition sur les réseaux sociaux :)
don quichote c'est long et répétitif tout de même (mais c'est beau)
le pauvre il meurt à la fin... méchant écrivain va.
un passage bien inspiré et inspirant

Jimmy Jimi a dit…

Hello Everett,
Pour ma part, je ne suis jamais allé au lycée!

Hi Yggdralivre,
Davantage qu'à Camus (dont je n'ai jamais été très friand), c'est plutôt un auto clin d’œil! J'ai bossé quinze ans sur un roman (avec quelque chose comme dix versions) avant de l'abandonner lâchement.
Cervantès comme Proust sont du genre à vouloir tout écrire, ça peut créer quelques longueurs, mais j'adore.
Non seulement, il meurt, mais il se suicide! Ce n'était pas mon intention de départ, mais c'est devenu une évidence d'une phrase sur l'autre.

DevantF a dit…

C'est le mot Aujourd'hui et le passage au présent...
En gros le mot AUJOURD'HUI m'amenait au temps du groupe...
j'avais comme l'impression d'un bond important dans le temps. Je n'arrive pas à voir les personnages comme des lycéens. Je me fais vieux, le statut de grand-père probablement.

Jimmy Jimi a dit…

Oui, de temps en temps, j'aime bien apporter une impression du narrateur vue de son présent. ça crée un petit décalage que je trouve intéressant.