119.
LADY
STARDUST
[DAVID
BOWIE]
On
ne refait pas sa vie, jamais, c'est seulement un pénible
baragouin
qu'on essaye de fourguer aux frais divorcés et
autres sinistrés.
On peut tenter d'oublier comme de se frayer un nouveau chemin, mais
on traîne toujours son passé tel
un
encombrant
sac
rempli de pierres : certaines sont précieuses, alors que d'autres
sont juste lourdes. Au
contraire, il est possible
de retomber amoureux, même au moment où l'on
s'y attend le moins, même
au moment où l'on ne s'y attend plus, même au moment où l'on ne
sait plus très bien à
quoi ressemble un
moment.
A
l'exception des petites filles et d'une poignée d'esthètes, qui
placent leurs émotions dans des sphères particulièrement élevées,
la danse ne passionne pas grand monde. On
distribuerait
gratuitement
des billets
que ça
ne remplirait
guère
les
théâtres.
A la
grâce,
le gros
public
préfère
les
grasses plaisanteries de
comiques
qui
se
prennent
pour
des
humoristes.
La
danse,
ce sont
des
milliards
d'heures
de
travail
pour
faire
oublier
l'idée
même
du
travail.
La
danse,
c'est
de
la
poésie
sans
mot,
de
la peinture
sans palette,
de
la sculpture sans marbre, de
la
volupté
sans
sexe...
Cinq
jeunes
et
jolies
créatures,
à peine
vêtues
de
longs
voiles
blancs,
glissèrent
sur
la scène
avec
la
légèreté
de flocons
de
neige.
En trois gestes
et deux
envolées,
elles
nettoyèrent
mon cœur
et
mon cerveau, pendant
que
je
laissais enfin
mes
oreilles
se gaver
de
musique,
après
deux
années
d'abstinence,
deux
années
à
boire
du
jus
noir
à
même
le
téton
moisi
du Malin.
Les
chères petites
fées distribuaient
de
la
poussière
d'étoiles,
comme
tant
d'autres
jettent
de la
poudre
aux
yeux,
quand
ce
n'est
du vitriol.
Elles disparurent bientôt dans un flot de soupirs ambigus.
La
musique
s'absenta
aussi en
laissant une scène
vide
et sourde
devant
le
spectateur
perplexe.
Pendant
de longues
minutes,
une
nouvelle déesse claudiqua
étrangement
sur
les
dunes du
silence,
avant
que
ses
petits pieds charmants décident
de ne
plus toucher
le
sol pour se noyer
dans
des
vertiges inédits.
Les
dieux
et
les diables
se sont bien amusés
avec
moi, ils m'ont beaucoup fait souffrir,
et ils m'ont beaucoup
fait
aimer.
Je
cherchai ses yeux, son sourire,
son parfum
sur
la
scène
trop obscure.
La
musique et les autres
danseuses
revinrent, mais
je ne
voyais
et
n'entendais plus
qu'Elle,
planant
tout
là-haut dans la hiérarchie des anges...
Si
on
m'avait
demandé
mon
avis,
j'aurais
certainement
choisi
de m'évanouir
dans le
souvenir d'Olympia,
mais personne
ne se fatigua à
m'interroger...
Quelques
décennies
plus tard,
je racontai
mon
aventure
à
un
collègue.
Nous
ne
partagions
pas
tant d'affinités,
mais
comme
il
ne
pouvait s'empêcher
de
s'épancher,
je me
sentis
obligé
de donner le change. Le
garçon
me
regarda
comme s'il
allait
m'apprendre le
prénom
de la lune
et
me
dit que si j'avais été tellement ému,
c'était
surtout parce que j'avais
passé trop de temps collé
au fond du
trou.
Il
appelait
ça l’instinct
de
survie.
Je vais vous livrer
un
scoop : le monde déborde
d'individus
qui ne peuvent résister
à l'envie de tuer la
poésie dès qu'elle se trouve à porté de main ou de
bouche.
Comment cet abruti qui collectionnait les
histoires
de fesses foireuses (les histoires
comme
les fesses
!) et
n'aurait
pu
faire
la différence entre
un
entrechat
de
Sylvie Guillem
et
une « choré
» de Patrick Sébastien
aurait-il
pu
entendre
des
émotions dont
il ne soupçonnait même
pas l'existence ?
Si
on
m'avait
demandé
mon
avis,
j'aurais
certainement
choisi
de m'évanouir
dans le
souvenir d'Olympia,
mais personne
ne se fatigua à
m'interroger.
Et
la vie coulait donc de nouveau : pour l'heure, rien ne semblait avoir
été inventé de mieux. Olympia s'était absentée en
me laissant seul
au
milieu de ce
monde étrange.