76.
PREACHIN'
BLUES (UP JUMPED THE DEVIL) [ROBERT
JOHNSON]
Recevoir
ses meilleurs amis, après deux mois d'éloignement, réclame
autant de soin qu'un rendez-vous amoureux. Or donc, je me levai à
l'heure où les étoiles changent de ciel pour aller scintiller
au-dessus des caniveaux, quelque part à l'autre bout du monde. Je
fis le grand rangement et le nettoyage en profondeur de rentrée
avant de retapisser entièrement les murs de ma chambre. Les trésors
ramenés de Londres et Margate remplacèrent plus qu'avantageusement
mes vieux posters et les photos jaunies arrachés à Best ou Rock &
Folk. Après avoir enfilé mes plus élégantes trouvailles de l'été
et déposé délicatement Prince Buster sur la platine, je fus fin
prêt à accueillir la bande pour leur vanter les délices de mon
séjour au paradis britannique.
Je
t'en fiche ! Je croyais les plonger dans l'extase avec des récits
hurlés dans l'excitation, mais ils refusèrent de m'écouter. Ma
rencontre avec Lou Reed, mon presque autographe de Charlie Watts, les
petites anglaises, mes nouveaux copains, la Frog Leg's, les falaises,
mon blouson Belstaff, le rock steady... Tout ça, comme du fabuleux
reste, il ne voulait en entendre parler. C'est à peine s'ils me
remercièrent pour les bootlegs que je venais de leur offrir.
Un seul sujet, désormais, supplantait tous les autres : le groupe !
«
Tu vois, me dit Chris, c'est bien joli et très romantique, la
légende de Robert Johnson, le crossroads avec "Le Malin" et toutes les
mignonnes fadaises qu'on voudra, mais la vérité est un tantinet
plus prosaïque ! Le Bob, j'en suis certain, il a fait comme le
frangibus et mézigue : il s'est enfermé dans une grange avec sa
gratte et sa passion, et il s'est mis à bosser comme un foutu damné
jusqu'à ce que le sang coule de ses doigts. »
Sur
ces mots, les jumeaux nous donnèrent leurs mains à admirer.
J'exagère à peine en écrivant que ça dégoulinait encore du plus
pur jus carmin !
«
Jimmy, me demanda Chris, c'est quoi déjà la phrase sublime de
Louis-Ferdinand Céline à propos de son pote Le Vigan ?
– De
mémoire, ça donne quelque chose comme : « La Vigue, il peut tout
jouer, donnez-lui un cheval et une armure, et il vous fait Jeanne
d'Arc mieux qu'elle ! »
– Génial,
j'ai jamais rien entendu de plus tordant ! Eh bien, filez-moi un
galurin, un costard impec' et une gratte d'avant-guerre, et je vous
descends Preachin' blues mieux que Robert Johnson et le Gun
Club réunis ! (Mince, à l'heure où je parle, Fire of love
n'est pas encore sorti, ne met pas mon dialogue dans ton roman,
Jimmy, tu risques de passer pour un gros crétin !) »
Polina
le regarda comme tout le monde, c'est à dire sans avoir rien compris
du baragouin qu'il venait de glisser dans sa parenthèse !
«
Moi aussi, j'ai bossé, dit-elle, j'ai trouvé les arrangements de
violoncelle pour Gloria et, à Moscou, j'ai dégoté un lot
entier de vieilles pédales d'effets des années soixante-dix qui
tuent la mort dans son gros caleçon quand tu branches ma grosse
bonne femme dans un ampli !
– Désolé,
dis-je, je n'ai pas fichu grand chose, mais j'ai enrôlé un
trompettiste...
– T'aurais
pu nous demander notre avis, rétorqua Cyril, le violoncelle c'était
peut-être déjà suffisant pour nous démarquer des groupes guitare
/ basse / batterie...
– Il
s'appelle Alphonse et on pourra répéter dans son sous-sol qui est
bourré de matos...
– Pourquoi
t'as pas commencé par là : bienvenue Alphonse, vive Alphonse, fonce
Alphonse ! On va être le plus grand groupe du monde de tous les
temps du boulevard Pasteur jusqu'à Grenelle ! »
6 commentaires:
Comme d'habitude, c'est du caramel au beurre salé ! On se délecte de ce récit plein d'astucieuses références. Great job, mister Koole !
En plus, tu nous offres cette image de Robert Johnson que tout amoureux de la musique a gravée dans son cœur.
Je ne dirai qu'une chose : « Fonce, Alphonse !!! »
Yo !
Je relance après Keith : cette photo n'est-elle pas la plus belle de l'histoire (la nôtre, d'histoire) ?
Il en trône une mosaïque grandeur humaine et complètement kitsch dans une des salles d'embarquement de l'aéroport d'Atlanta, je ne résiste pas au plaisir de vous la livrer (sorry pour le GI au premier plan...) :
http://www58.zippyshare.com/v/G4iOczXr/file.html
Sinon, j'aime bien le côté pragmatique de Chris...
(Et la référence aux mains rouges du Goupil !!)
Bel épisode JJ.
Thanx
Hello Keith,
Merci pour ton indéfectible soutien.
Hi Everett,
Merci pour le lien.
Je me demandais si quelqu'un allait faire le lien entre les mains rouges et l'hommage à Le Vigan: je ne me demande plus!
Toujours intéressant la facilité que tu as de tricoter avec les grands mythes et fantasmes du rock dans ta petite histoire. On les attend sans les attendre quand ils arrivent c'est toujours un plaisir!
Curieuse de savoir ce que ça va donner avec un trompettiste, ton affaire...
Pour Le Vigan, il m'a fallu me renseigner. C'est toujours bon pour ma culture.
Sinon, très bien vu le rythme. La frustration du retour non écouté, la bacul vers la naissance d'un groupe. Je suis impatient de les entendre répéter. Surtout que l'ensemble des instruments est plutôt original, va falloir que ton imagination explose.
Et ça y est, je vois que tu n'as pas résisté à "entrer" dans ton oeuvre. Attention à ne pas t'y perdre.!!
Aaah, les retours d'Angleterre où, fier comme Bartabane, on exhibait nos prises de guerre aux amis qui n'avaient pas fait le voyage... maintenant, c'est plutôt de Russie que je ramène des trésors, classiques bien sûr, mais aussi des éditions Melodiya d'albums des Stones ou de Led Zep...
Comme d'habitude Jimmy, tu fais sortir un délicieux parfum de madeleine d'antan de la bouteille et çà me touche !
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