mercredi 1 avril 2015

BEBO & CIGALA ~ Lagrimas Negras [2003]


Que peut-on ressentir quand on a été traité de génie, d'inventeur de styles musicaux, et qu'après avoir connu la gloire et l'opulence on bascule dans l'exil, les petits boulots (professeur de danse, piano bar en hôtel de luxe où croisières), quand tombé dans l'anonymat, souriant en silence devant sa deuxième épouse suédoise en attendant parler à la radio de son jazzman de fils (Chucho) qu'il n'a jamais revu, on fait le phénix, renaissant à la lumière après tant d'années d'éclipse ? Bebo naît pauvre, l'obstination de ses parents qui le confient à sa famille dans la capitale, lui permettent d'entrer au conservatoire. Mais c'est aussi des sons de la rue, de la musique populaire, du jazz qu'il se nourrit. Sa tante est une prêtresse Yoruba, parle le dialecte et l'initie aux rythmes des ancêtres esclaves venus d'Afrique. Bébo est doué, très bon pianiste et surtout bon arrangeur, il se fait un nom, bourlinguant avec son copain contrebassiste Israel "Cachao" Lopez, l'inventeur du mambo (1937). Dix ans plus tard, c'est sous son nom que paraît le premier disque de jazz cubain Cuban jam session avec une de ses compositions qui devient un tube : Con poco coco. Mais c'est surtout comme chef d'orchestre, arrangeur qu'il se singularise. Il a créé le latin jazz, terme qui le fait bondir car lui dit qu'il fait de l'Afro-Cuban-jazz. La seule paternité (1952) qu'il reconnaisse est la musique batanga, cousine du mambo basée sur un rythme percussif africain. La gloire vient quand le célèbre cabaret de La Havane Le Tropicana lui confie les clefs de la maison. C'est là qu'il croisera les grands jazzmen américains, tissera des liens avec Dizzie et Charlie Parker, Nat King Cole et Sarah, brefs tous ceux qui tenteront ce virage jazzy-latino. En 1960, voilà trois ans qu'il a quitté par prudence le cabaret, et qu'il décide de fuir la révolution castriste. Il tourne d'abord au Mexique avec les Lecuona Cuban Boys, puis prend résidence en Suède en 1965, histoire d'amour où simple usure ? Il faudra vingt six ans pour qu'il refasse surface sur un disque d'un compatriote saxophoniste Paquito D'Rivera qui tournait en Europe. Il reprend goût à la musique, participe à quelques albums et retrouve même son fils Chucho pour un effort commun en 1996. Je ne sais pourquoi il part ensuite en Andalousie, mais c'est en tout cas là que la célébrité le rattrape, on parle beaucoup de lui dans ce film documentaire Calle 54 qui raconte l'histoire du jazz latin. L'effet est comparable dans certains pays à celui du film de Cooder sur le Buena Vista Social Club. Il va sortir alors quelques merveilles de disques (El Arte de sabor en 2001). C'est là que le chanteur espagnol Diego El Cigala le contacte, lui propose d'inventer encore avec lui un genre nouveau, marier les inconciliables flamenco et jazz latin. Une explosion de richesses sonores, la grâce et la suavité de la musique affronte l’âpreté du chant scandé, et tels deux aimants qui se repoussent et s'attirent, les deux ne se dissolvent jamais l'un dans l'autre, émulsionnant émotion. Bebo surfera un temps sur la vague du succès, puis la maladie d'Alzheimer va l'isoler et l'emporter en 2013 à 94 ans. Quelle vie!
SORGUAL (Merci d'avance pour vos commentaires !)
P.S. : une dédicace particulière pour Antoine et Catherine à qui j'offre ces larmes noires. 


01 - Inolvidable
02 - Veinte Anos
03 - Lacrimas Negras
04 - Nieblas Del Riachuelo
05 - Corazon Loco
06 - Se Me Olvido Que Te Olvide
07 - Vete De Mi
08 - La Bien Paga
09 - Eu Sei Que Vou Te Amar
MP3 (320 kbps) + artwork

16 commentaires:

Arewenotmen? a dit…

Ah oui, quelle vie en effet !

Jimmy Jimi a dit…

Quelle vie, quel homme et quel joli billet (même si je ne serai pas contre un peu plus de points, j'ai manqué une ou deux fois d'être au bout de ma respiration - et pourtant, je suis fan de Proust!!!)
Beaucoup mieux qu'un poisson!

sorgual a dit…

Et quelle musique! Un peu âpre au premier contact, l'impression comme avec le flamenco que c'est un sergent recruteur qui chante, mais après l'âme se laisse percevoir... et la musique caresse.
Et oui Jim, je suis parfois un peu faché avec la ponctuation, avec le rythme des mots, dans une phrase interminable qui trahit le jet de la pensée.

sorgual a dit…

Et à signaler le solo piano dans le morceau Lagrimas Negras, c'est une tuerie.

Anonyme a dit…

Merci beaucoup, pour ce rappel de bon aloi et également pour la découverte de sa "dernière période". Je l'avais découvert il y a quelques années, mais j'ai négligé (honte sur moi) de creuser un peu plus.
c'est effectivement assez âpre, mais c'est ça aussi la musique!

Jimmy Jimi a dit…

Je sais de quoi tu parles, je passe des heures à me relire pour tenter de mettre un minimum d'ordre dans mes élans passionnés.

Everett W. Gilles a dit…

Super post, j'adore les phrases longues, c'est quand elles sont vides qu'on se fait chier, là je me suis régalé à te lire.
Alors par contre : "Je ne sais pas pourquoi il part en Andalousie'', c'est pas du boulot ça, on veut savoir nous.

sorgual a dit…

@EWG, mon enquête serrée me propose comme réponse vu son âge : le soleil y a rien de mieux pour les rhumatismes.

projectobject a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
projectobject a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
DevantF a dit…

la dédicace me touche, le texte aussi et alors? L'album? J'ai pensé le prendre pour écouter au boulot, en bruit de fond. Mais, ton texte m'en dissuade.
Alors, je vais maintenant me poster dans mon salon, que je me suis approprié pour la musique maintenant, et écouter le disque... début, entier... Je n'ai pas décidé encore, je me laisserai porter, nous verrons bien. Et ensuite je viendrai mettre un commentaire un peu moins vide. A suivre

DevantF a dit…

Et voilà, je te fais grâce de la forte émotion, probablement le mélange de ta dédicace, la musique de danse te l'image que j'ai... Sur ce genre de musique, où le rythme ne s’embarrasse pas d’arrangements sophistiqués, je voyais son regard écouter - elle rêvait des chorégraphies - puis, généralement, elle se levait et moi j'avais l'image... Comme c'est beau. Et ce chant, car pendant ce teps là, moi c'est le chant qui m'enlevait... Rahhha la la, tu me donnes "soif"

Anonyme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
sorgual a dit…

Cela me touche que le chant t'ai emporté, et surtout fait voyager mentalement avec elle. C'est important de laisser ceux qui sont partis dans son quotidien pour ne jamais vivre la peur de les oublier. Ma mère avait une amie qui avait perdu d'un accident de la route sa fille adolescente qu'elle avait forcé à partir à l'école en vélo alors qu'elle voulait se faire déposer en voiture parce qu'il pleuvait. Elle était athée. Quand elle venait à la maison une fois par semaine, discuter avec ma mère, elle s'éclairait, car ce jour là elle savait qu'elle allait parler de sa fille, c'était le sujet principal de leurs conversations, le passé et ce qu'aurait été le futur "si", ce qu'elle aurait dit ou fait,... Des années après, elle remercie encore ma mère chaque fois que leurs routes se croisent de l'avoir aidé à suivre le chemin de l'apaisement.

DevantF a dit…

.. et je te raconterai bien moi aussi, mais pas envie de transformer ce joli post en tourment perso. J'arrive a évoquer Catherine auprès de ma famille et amis, comme une personne qui a encore son empreinte un peu partout. Elle avait un rêve, partir vivre au bord de la mer, elle ne vivait que pour ça, moi j'étais inclus dans son rêve.
Allez Gracias